Drame Contemporain en 3 actes
Eric Fernandez Léger
Préface
Il est des œuvres qu’on écrit pour raconter une histoire. Et il en est d’autres qu’on commence pour en taire une. Au Fil des Lames appartient à cette seconde catégorie.
Quand j’ai entamé ce projet, je n’avais pas l’intention de bâtir une fresque théâtrale. Je voulais simplement suivre le fil brûlant d’une intuition : que la forge, en tant qu’espace de travail collectif, de lutte intime et de confrontation au réel, pouvait devenir le théâtre d’une parole rare, brute et parfois récalcitrante. Une parole de femmes, au bord du geste, au bord d’elles-mêmes, dans le feu plutôt que dans le discours.
La pièce s’est donc construite comme une suite d’échauffements, de heurts, de silences, de dialogues désaccordés — puis peu à peu accordés. Il ne s’agissait pas de raconter un parcours initiatique, mais d’entendre la mémoire de la matière à travers celles qui la façonnent. Le théâtre ici ne décrit pas — il martèle, attend, écoute. Il ne cherche pas le spectaculaire. Il cherche le tranchant du vrai.
Mais très vite, une absence s’est imposée : celle de la Coutelière, figure centrale mais retirée. Ce qu’elle ne disait pas, ce qu’elle n’expliquait pas, ce qu’elle avait laissé en retrait… est devenu, pour moi, le cœur battant de l’œuvre. À tel point qu’il m’a fallu écrire en marge de la pièce un texte parallèle : un journal d’ombre, un souffle intérieur, une partition pour voix seule.
Ce carnet — intitulé La Forge en Veille — s’est imposé comme un miroir de la scène, un contrepoint narratif plus lent, plus dense, plus trouble. Il ne commente pas la pièce. Il l’élargit. Il en épouse les creux. Il en éclaire les plis. On y entend la Coutelière réfléchir, regretter, se souvenir, deviner, observer sans intervenir. Elle n’est pas un personnage dramatique. Elle est une conscience restée en veille, déposée sur les braises tièdes de ce qu’elle a fui.
D’un point de vue dramaturgique, l’ensemble forme ce que j’appellerais volontiers un diptyque fractal : une pièce en acte, tendue, vibrante, charnelle ; et un récit en fragments, introspectif, elliptique, poreux. L’un et l’autre se répondent sans jamais se résumer. La matière passe de la voix collective au murmure intérieur. L’œuvre parle dans les failles, les silences, les abandons.
Je me suis attaché, dans l’écriture de ces chapitres, à faire entendre ce qui ne se dit pas dans la pièce : la mémoire ancienne d’un échec, la peur de transmettre, la solitude du regard, la lucidité sèche de celle qui a préféré disparaître pour laisser advenir. La Coutelière ne délivre aucune leçon. Elle tente de ne pas réapparaître trop tôt. Et c’est cette résistance qui fait sa force.
Eric Fernandez Léger
L’intrigue
Au Fil des Lames met en scène six femmes, inconnues les unes des autres, réunies dans une forge laissée volontairement sans maître. Une lame inachevée les attend : celle qu’une apprentie disparue avait commencée. À travers le travail du métal, des tensions surgissent, des liens se nouent ou se brisent. Le collectif vacille, se reconstruit, et fait naître un feu partagé. La lame devient le lieu symbolique de ce qu’aucune d’elles n’avait osé porter.
En contrepoint, La Forge en Veille donne voix à la Coutelière, figure tutélaire absente de la scène mais omniprésente dans la matière. À travers cinq chapitres intimes et poétiques, elle confesse ce qu’elle n’a pas su transmettre, observe en silence l’évolution du groupe, et reconnaît dans la lame fendue une œuvre qu’elle n’a jamais pu accomplir elle-même.